EXPOSÉ DE SOUTENANCE

Comme le dit Johannes Sløk, spécialiste danois de Kierkegaard, " Man kan ikke drive spøg med humor " [" on ne doit pas plaisanter avec l’humour "]. La phrase exprime assez bien cet esprit kierkegaardien fait à la fois de sérieux et de plaisanterie, tant l’humour est chose sérieuse, toujours, tant le sérieux est chose comique, parfois. L’exception kierkegaardienne est celle d’un auteur qui passe, avec l’aisance intellectuelle qui le caractérise, de l’analyse d’un exemple des plus tragiques — comme le sacrifice d’Abraham de son fils Isaac — à celle de cet exemple le plus futile en apparence qu’est la posture de l’acteur Phister dans le rôle du capitaine Scipion quand on croit qu’il n’a pas bu.

Kierkegaard développe une pensée qui semble donc trahir la pensée elle-même ; c’est une " non-philosophie " également dans le sens d’une réflexion devant laquelle l’on ne sait pas à quoi s’en tenir, tellement elle s’évertue à réhabiliter la foi dans ce qui semble être, sinon le mieux acquis du moins le plus courant en philosophie, c’est-à-dire la raison. La philosophie est déjà en soi un arrachement, arrachement socratique à la matière et à l’opinion. Mais, à l’image d’un protestantisme officiel qui avait fini par s’exposer aux reproches qu’il avait lui-même, trois siècles auparavant, constitués devant l’Église catholique, la philosophie était devenue officielle, trop reconnue, et, pour le penseur danois, un second arrachement s’imposait, arrachement de la conscience à la raison et au système. Comment concevoir une pensée centrée sur l’existence ? Probablement en introduisant dans la pensée les éléments de l’existence qui, en la déstabilisant, la rendrait plausible et l’enlèverait à son piédestal : l’humour, ou encore la crainte, du point de vue du contenu, le récit narratif, du point de vue de la forme et même — osons le dire — la littérature.

C’est là que l’idée de l’amour apparaît, dans une philosophie qui est tout autant une littérature. L’amour est le motif littéraire par excellence ; dès lors, c’est d’une manière tout à fait naturelle que ce thème de l’amour, venant se glisser dans une forme qui lui était bien souvent étrangère — la philosophie — , devient le concept d’amour. Bien sûr, il existe avant Kierkegaard des philosophies et des théologies de l’amour — chez Platon ou saint Thomas. Mais le traitement que lui réserve Kierkegaard est sans précédent. Dans l’œuvre et le journal du penseur danois, l’étude de l’amour ne se réduit jamais à direction particulière, même si l’amour de Dieu est primordial. L’amour kierkegaardien se déploie au contraire dans la multiplicité des genres et de ses propres significations ; et puisqu’un seul homme ne suffit pas à embrasser toutes les amours, et à plus forte raison les amours les plus antinomiques, Kierkegaard s’est dédoublé, grâce à tel ou tel pseudonyme, à chaque fois qu’une nouvelle acception du concept d’amour s’imposait. Il y a donc chez Kierkegaard autant de pseudonymes qu’il existe de types d’amour. Quelques exemples :

- pour A, l’auteur de la première partie de L’Alternative, l’amour est émancipation du désir sensuel ; l’amour s’assimile alors à la séduction, manifestation de l’Éros.

- pour le juge Wilhelm, l’amour est la passion qui se concilie avec l’exigence du devoir. L’essence de l’amour est alors le mariage et l’enfantement.

- pour Vigilius Haufniensis, auteur de Crainte et Tremblement, l’amour trouve sa nature religieuse et devient l’élément d’une foi inconditionnelle par laquelle il faut obéir à Dieu.

On trouve donc ici, formulés, Éros, Philia et Agapè, et, à partir de chaque sphère de l’amour, les nuances les plus fines s’expriment, les arborescences les plus complexes prennent naissance, dans l’ordre des amours tantôt heureuses tantôt malheureuses, qu’elles soient tournées vers l’aimée, vers soi, vers l’enfant, vers Dieu, ou vers le prochain. Mais toutes ces manifestations de l’amour s’articulent toujours autour d’une même contradiction qui reste irrésolue et devant laquelle Kierkegaard se pose bien comme le penseur de l’existence intérieure, le " penseur subjectif existant ", pour reprendre le mot du Johannes Climacus du Post-Scriptum, c’est-à-dire un penseur pour qui l’amour ne peut constituer une donnée objective. Cette opposition, ce dilemme, ce " ou bien… ou bien… " concerne Elskov et Kjerlighed, l’amour humain et l’amour divin qu’on ne peut jamais joindre et dont l’impossible synthèse a même retenti dans la vie de Kierkegaard, à partir de son aventure amoureuse malheureuse avec Régine. Dès lors, il faut choisir.

C’est là que l’originalité du concept d’amour chez Kierkegaard continue de se dévoiler. Penseur religieux avant tout, Kierkegaard a su prendre le risque de n’être pas lui-même, afin, non pas d’examiner, mais de vivre dans la subjectivité du penseur et au moyen des pseudonymes, les amours les plus étrangères. C’est ainsi que, par le concept d’amour, Søren Kierkegaard détermine la fondation de l’existence comme drame. Le drame de l’amour exprime le pathos originel d’une existence faite d’alternatives ; sa dramatisation est la forme dialectique par laquelle l’homme, sans y parvenir, voudrait résoudre les contradictions — entre l’amour pour l’une ou l’amour pour les autres, entre l’amour de soi et l’amour du prochain, entre l’amour pour Dieu et l’amour des richesses. Aussi le drame de l’existence signifie-t-il que chaque type d’amour livre son problème. Quant à la dramatisation de l’existence, elle signifie que chaque amour possède son art, un art au sens figuré, une " esthétique existentielle " — selon le mot de Jørgen Schultz — qui, si elle ne résout pas les dilemmes, leur donne au moins un éclairage et parfois même une manière de les prendre en charge. Par exemple, la sphère esthétique de l’amour dans laquelle Don Juan sévit est celle de la musique ; l’éthique conjugale quant à elle vit dans une architecture intérieure où la femme remplit de sa grâce l’atmosphère ; dans amour religieux, enfin, l’homme, souffrant de son rapport de transcendance avec Dieu qui est Amour et Création, doit, par l’imitation de l’archétype du Christ, se rapprocher avec toute la sincérité possible de ce dernier.

De cette complexité où l’amour finit par renvoyer à des mondes trop différents pour être pris ensemble, ressort un amour primordial, l’amour de Dieu qui, s’il ne produit aucune réconciliation dialectique entre lui et l’amour du beau corps en particulier, s’aperçoit en revanche en son sommet hiérarchique supérieur. Les divers types d’amour ne sont pas uns, mais l’Un, lui, est amour. Or, comment peut-on voir l’Amour, Dieu, dans une réalité mondaine où la société cache la capacité de l’individu à développer une conception forte de l’existence, où la science, par trop de systématicité rationnelle, cache la foi et la confiance, où le temps et l’histoire cachent l’Éternel, où la religion elle-même, par trop de dogmes et de rites institués, cache à la conscience accomplie la possibilité de se présenter authentiquement devant Dieu ? C’est qu’il existe un paradoxe, un scandale de l’amour par lequel la mort est pour l’unique secours et où cet amour terrestre auquel l’homme tient tant — l’amour de l’aimée et l’amour pour l’aimée — ne prend son sens que si l’aimée en question est aussi et avant tout le prochain, c’est-à-dire être soumis à l’amour de Dieu. Or l’éternel n’est réel que par la mort et seul l’amour pour un mort garantit la pureté et le désintéressement qui doit accompagner l’amour du prochain : en effet, le mort ne peut plus rien donner au vivant en échange de son amour. Pour cette raison, le symbole compréhensible du véritable amour est la prophétesse Anne, Anne, l’amoureuse, qui patiente dans l’attente de l’absolu et qui réalise grâce à la force d’une fidélité redoublée, due à la fois à Dieu et à son défunt mari, ce miracle, non d’un même amour rendu aux deux, mais d’une foi pathétique, d’une confiance en Dieu qui est certitude de revoir l’aimé dans l’au-delà et d’un amour qui, parce qu’il sera celui de Dieu, ne finira plus jamais.

Quelle est l’originalité du concept kierkegaardien d’amour, premièrement dans son sa signification bariolée et eu égard à l’histoire de la philosophie ? deuxièmement dans sa signification ultime et eu égard aux théologiens ? Platon réserve l’amour au mythe — ceux du Banquet et du Phèdre — ; le Moyen-Âge et la Renaissance, l’amour comme amour de Dieu ouvre les plus vifs débats ; le XVIIe siècle en fera une affection de l’âme ; celui des Lumières annoncera l’idée d’un mariage mutuellement consenti augurant d’une égalité entre l’homme et la femme, tous deux citoyens — égalité malgré tout bien contredite par ce que Sade fait subir à sa Justice — ; au XIXe, l’amour, romantique devient désordre organique et maladie mortelle ; et un XXe très " psychanalysé " aura fini par réduire l’amour à ce que Lacan nommait " la chose ". Quant à l’amour divin, les théologiens, catholiques ou protestants, le prennent évidemment comme qualité éternelle. Mais c’est dans la confrontation de l’amour et des éléments apparemment contraires — notamment la mort et le péché — que la position de Kierkegaard va diverger de celle de saint Augustin, de saint Thomas, ou encore de Luther. Alors que pour théologiens précédent, la mort et la faute appartiennent à la vie des sens et en propre à la cité des hommes, il deviennent chez Kierkegaard des phénomène confinant à l’absolu : la mort est pour le mortel le moyen d’un saut à l’Éternel, et le mort est pour lui le moyen d’un aperçu ici-bas de l’Éternel ; quant au péché, il est, non en lui, même, mais dans la conscience que le sujet en prend, le mesure par laquelle la distance à Dieu et à son amour va être éprouvée.

Les analyses kierkegaardiennes de l’idée d’amour font naître, d’un point de vue proprement philosophique, des apports conceptuelles importants : la subjectivité pure est le guide de la vérité ; la vérité quant à elle n’est pas un résultat mais un chemin puisqu’aimer Christ ou aimer à l’instar de Christ, c’est endurer l’épreuve de sa souffrance ou au moins pouvoir comprendre le sentiment qui s’en dégage ; en outre, l’intériorité devient celle d’une passion concrète qui seule peut placer l’existant humain en face de Dieu, accessible seulement par l’intériorité spirituelle. Ces principes, l’amour, toujours édifiant dans notre existence, les enseigne. Kierkegaard dit, dans les Œuvres de l’Amour : " L’édification est le privilège de l’amour ".

Mais, pour finir, qui peut aimer vraiment ? Car si aimer, c’est être l’Amour, ce que l’homme n’est pas, alors l’homme ne peut aimer vraiment, ou seulement avec cette grande maladresse et cette irrégularité lorsque, décidant d’aimer le prochain, l’amour propre ou encore l’amour de prédilection le fait oublier la résolution. Aussi l’amour absolu s’accompagne-t-il nécessairement de cette douleur d’un désespoir conscient de ses limites et de sa propre impuissance, mais tellement heureux, dans son malheur, de voir que Dieu est, qu’il se dédouble et qu’il est donc amour, que cet amour est fidélité, c’est-à-dire l’éternité entrevue ici-bas.