POSITION DE THÈSE

 

Pour Kierkegaard, la forme première et finale de l’amour s’assimile à un double sens de l’amour divin : amour chrétien dans la relation à Dieu, c’est-à-dire amour où Dieu est à la fois sujet aimant l’homme et objet aimé par l’homme ; amour, inspiré par Dieu, de tout homme pour le prochain.

Que faire alors des autres acceptions de l’amour, que l’on trouve chez le penseur danois — en fait ses pseudonymes — , c’est-à-dire notamment l’amour humain, celui du mari comme celui du dandy séducteur, pour l’autre sexe, ou bien l’amitié, ou encore, d’une manière générale, tout attachement exprimant la préférence pour un être en particulier ?

C’est que Kierkegaard fait correspondre l’idée équivoque d’amour à une existence, dont elle est le meilleur reflet, et qui, à son tour, se manifeste de façon très ambiguë, en sphère de l’esthétique, sphère de l’éthique, sphère du religieux. L’amour, marqué du saut du paradoxe dans une vie qui réclame de satisfaire tout à tour trois exigences opposées — celle du plaisir sensuel et instantané, celle du devoir et du bien moral, celle de la foi en l’éternel — , est un miroir, un atome, de l’existence. Le concept d’amour donne aux sphères et aux alternatives existentielles l’un de leurs modèles édifiants, leur fondement capital et critique.

Certes l’amour semble aussi aider chacune des sphères, prises isolément, à se réaliser : l’amour romantique, la séduction et la sexualité — immédiate ou réfléchie — de l’esthéticien, l’éthique du mariage pour deux individualités qui disent se choisir en toute indépendance pour faire de leur amour conjugal et filial une tâche cruciale de l’existence, enfin la souffrance de la renonciation religieuse, conditions de l’amour divin et de l’amour du prochain. Mais ce sont là trois réalisations de l’amour qui viennent se heurter l’une à l’autre. Pire : l’accomplissement de l’un des types de l’amour ne peut se faire que par la négation des deux autres. L’amour de l’érotique volage exclut par définition le lien durable du mariage ainsi que l’infini éternité de l’amour divin. L’amour éthique se moque et critique le romantisme puéril du séducteur et du célibataire ; de plus, il ne renie pas l’amour religieux mais le considère comme moyen, instrument à bénir une union qui ne sert qu’à dissimuler la peccable sexualité. L’amour du prochain réclame l’abandon total et inconditionnel de tout amour charnel et de prédilection, de toute hypocrisie émanant d’une religion officielle qui, loin du prototype biblique, tolérerait la faute sensuelle. Mais si, pour Kierkegaard, il s’agit de s’engager vers la voie d’un amour religieux retrouvé, il n’est reste pas moins que c’est alors toute la manifestation dramatique de la vie humaine qui est mise en évidence par l’amour.

Par ailleurs, le drame fondamental de l’existence et de l’amour se déclinent autour du rapport antinomique entre une subjectivité qui tient du pathos et cette même subjectivité qui tient d’une nature dialectique. Toutefois, si le drame existentiel et les contradictions de l’amour sont nécessaires car ontologiquement donnés, l’homme est l’être qui peut posséder le talent et la liberté d’un art de la mise en scène dans une existence qui dès lors, par son artificialité et sa construction, lui donne l’illusion d’une maîtrise. Le drame amoureux est donc double, d’une part fatalité et soumission, d’autre part semblant de revanche sur une vie qui impose ses dilemmes. Les alternatives ontologiques constituent ces dilemmes d’une subjectivité amoureuse contrainte à un dépassement. L’alternative existentielle de l’amour provoque ainsi la dialectique existentielle de l’amour.

 

Deux idées sont donc à envisager. D’abord l’idée d’une sujétion pathétique de l’homme aux données du drame et des conflits que les alternatives amoureuses lui imposent. Ensuite l’idée d’une construction dialectique du drame, qui, dans la prise en charge de cette nécessité dramatique par un humain exprimant alors sa liberté par le choix et la création, devient dramatisation. L’acte de l’existence et de l’amour est ainsi double, pathétique et naturel, dialectique et artistique, là où la dramatisation est revanche de l’homme sur le donné existentiel.

Une première approche montre l’échec et l’opposition inhérents à l’amour que seul le religieux peut parfois, dans la séparation entre l’esthétique, l’éthique, et lui-même, non pas dénouer mais clôturer. L’examen du premier concept d’alternative, appliqué à la tripartition du second concept d’amour, permet de mieux cerner les antinomies et obstacles vus dans les œuvres directes et indirectes de Kierkegaard. Cette confrontation rendra d’abord possible une étude du lien entre l’écriture philosophique de Kierkegaard et une réflexion sur l’amour qui, manifestement, relève d’une existence rangée sous la rubrique autobiographique. Dans le Journal et les lettres de Kierkegaard à Regina apparaît l’histoire des fiançailles, un cheminement amoureux ponctué d’étapes témoignant du pathos et du tragique de l’existence, une crise amoureuse initiale — où Kierkegaard avait paradoxalement choisi, d’entre une certaine Bolette et une certaine Régine, celle qui dont les qualités n’étaient pas les meilleures — , une phase de latence amoureuse suivie de l’épisode des fiançailles avortées et d’une rupture brutale ; enfin, cette aventure s’était achevée sur un retour à la normale, retour à la solitude et recouvrement d’un état de conscience habituel, assimilé à une troublante mélancolie religieuse. Les œuvres pseudonymiques, quant à elles, seront, essentiellement du point de vue du stade esthétique, une allusion cachée, non moins répétée, à l’épisode des fiançailles, et du point de vue du religieux, les premiers pas vers le renoncement à l’amour humain, le regret de ne pas avoir vu dans l’être aimé la manifestation d’une femme dont on aurait voulu qu’elle prît modèle sur l’intelligence chrétienne de la vierge ; c’est que le désir, dans sa sensualité naïve ou géniale, était venu rompre provisoirement le charme de l’idéal chrétien. Sous un autre angle, plus essentiel, celui de la conceptualisation de l’amour, se pose la délicate question de son accomplissement — et surtout la question de savoir quel amour il faut accomplir, d’entre l’amour esthétique, l’amour éthique et l’amour religieux — afin que la décision soit le signe de notre liberté. Mais la liberté se heurte à des sauts et des incompatibilités, scandant un chemin de l’amour qui se découvre peu à peu, à commencer par la différence qualitative entre l’homme et la femme rendant précaire toute union humaine — esthétique ou éthique — , ainsi que le rapport de transcendance entre Dieu et un homme où la créature souffre de son désir impuissant de rendre à l’Amour son dû. Il s’avère en outre que la question des conditions de réalisation de l’amour renvoie à la question des conditions de réalisation du moi dont l’espoir d’une issue possible mais non logique, esquissée par la foi irrationnelle et donc toujours dramatique, n’apparaît qu’au travers de l’amour du moi religieux. Devant les trois types d’amour, dont aucun n’est réellement et raisonnablement concevable, le problème se posera de savoir si l’amour est la conditio sine qua non de notre bonheur. Car de quel bonheur l’amour nous parle-t-il ? du plaisir de la concupiscence ? de la fierté d’un devoir conjugal rempli ? de la béatitude de l’esprit face à son Dieu aimant ? En tout état de cause, c’est encore une fois un conflit qui s’impose ; entre le plaisir esthétique, le devoir éthique et l’amour religieux, il faut d’autant plus choisir que sont éprouvantes les promesses du plaisir et du mariage — Frater Taciturnus ou la Cordelia du Séducteur auraient là dessus fort à dire. Mais la souffrance prend aussi sa source dans une temporalité à la triple conséquence : révélatrice d’une mélancolie qui est regret de ce que l’on aurait peut-être voulu vivre avec l’ancienne amante ; créatrice de la pseudonymie et de la douleur de tenter sans cesse par l’écriture les amours refusées dans et par l’existence ; mise en évidence d’une vérité amoureuse qui, par l’idée du vrai conçu, non comme résultat, mais comme démarche se faisant, prend pour modèle christique le principe d’une contemporanéité authentique et réciproque entre un sujet aimant devenant de tout nécessité objet aimé et un objet aimé devenant sujet aimant selon la même nécessité. Mais c’est cette idée de la contemporanéité amoureuse qui va, dans l’ordre de la foi insensée, produire l’espérance d’un amour véritable ; toutefois, pour être véritable, l’amour ne doit pas être synthèse, mièvre réconciliation entre un homme et une femme dont les natures respectives sont trop éloignées l’une de l’autre, ni même entre Dieu et un homme qui, par une union identificatrice et fantasmée avec l’Éternel, deviendrait, comble de l’illusion, lui-même divin.

 

Dès lors une seconde approche continue d’exprimer la souffrance de l’amour. Mais l’homme ne souffre plus devant l’hésitation et le choix qu’il faut faire entre l’amour esthétique, l’amour éthique et l’amour religieux, puisque l’amour authentique prend la forme de l’amour religieux. L’amour divin sait faire oublier les remords liés à l’indispensable abandon de l’amour charnel. Cependant, la souffrance persiste, sous une autre forme, celle d’un scandale et d’un paradoxe de la foi amoureuse.

D’une manière générale, l’effort de prise en charge de l’amour fait de l’être humain sinon un artiste de l’existence du moins un constructeur dont la créativité continue de se décliner selon les trois sphères de la vie. Sur le plan esthétique, attendre l’aimée, faire en sorte de la rencontrer, l’imaginer — c’est-à-dire recréer l’autre selon son goût — , mettre en place et appliquer des stratégies où la séduction met la raison au service des instincts, sont autant d’actions qui font, même d’une manière démoniaque, de la beauté charnelle et égoïste une valeur de l’existence amoureuse. Sur le plan éthique, les instincts sexuels revêtent une autre forme de dissimulation, plus pernicieuse, celle du mariage, sublimation hypocrite, selon Kierkegaard, de la pulsion, où la bénédiction nuptiale est moins tournée vers le religieux que vers l’esthétique. Ce que de la vie conjugale, la famille et l’enfantement ont d’important, dans l’ordre des ambitions de l’éthicien, constitue en fait un art existentiel du trompe-l’œil, une architecture intérieure où le paraître de la beauté morale cache le lieu où la mélancolie prend sa source. À tout le moins, les époux, les épouses et les enfants meurent. C’est là que l’amour par excellence, l’amour divin, stade premier et ultime de l’existence, revient et se répète après des tentatives indirectes, que la nature humaine peut bien expliquer, vers les amours secondaires. L’amour divin réclame qu’on se détourne du monde et de tout amour de prédilection, pour la femme et pour l’enfant : avec l’exemple d’Abraham, l’amour est scandale, douleur du renoncement à soi et à l’autre ; il est aussi angoisse devant la possibilité du péché et repentir à l’égard de la faute accomplie, sinon par nous-même au moins par nos pères ; il est solitude. Mais dans cette solitude, voie vers l’intériorité, le Dieu devient, pour la conscience et la foi, ce qu’il est en lui-même et que nous n’avions pas vu, c’est-à-dire Amour. Dans la communication directe des Œuvres de l’Amour, notamment, l’amour est certes un redoublement de l’amour divin par des modalités mortuaires ; mais ce redoublement est salvateur, au bout du compte, puisque la mort — notamment la mort des amants terrestres — est l’unique route vers l’Éternel. Le redoublement de l’amour est mouvement qui part de l’amour de Dieu à l’égard de l’homme pour se répéter ici-bas par l’amour de Christ, dirigé vers le même but. Le redoublement du redoublement, pour ainsi dire, est l’acte humain reprenant et imitant, sous l’influence de Christ et par une poétique de l’existence, l’amour divin, d’une part en aimant Dieu en retour, d’autre part — puisque l’amour de l’homme pour Dieu est forcément incomplet par rapport à l’amour de Dieu pour l’homme — en l’aimant par l’obéissance inconditionnelle à l’injonction d’aimer le prochain, selon un amour qui ne soit pas fondé sur la préférence particulière, mais l’exigence, qui fût celle de Dieu, de placer les hommes dans une absolue égalité et de les aimer tous, sans exception.

 

L’amour divin est donc toujours premier, préétabli et fait du rapport d’amour un rapport à trois, où entrent en jeu le moi et l’autre, le sujet et le prochain, vis-à-vis de ce qui est de toute éternité, l’Amour. L’amour à deux est instable ; l’amour religieux est guidé par la permanence. Ainsi est Christ qui aime universellement et sans distinction ; ainsi est l’Homme-Dieu qui, par son imitation poétique et existentielle de l’amour de Christ, se rapproche du Créateur. L’amour de Dieu est Création, l’amour de l’homme est imitation. L’amour est donc un lien persistant, l’éternité divine dans l’universalité humaine — il faut aimer tous les hommes. Aussi l’amour du prochain est-il le même amour pour tous, quant l’amour strictement humain reste de l’ordre du sentiment d’amour-propre, de l’intérêt individuel et vaniteux.

Après le Verbe créateur de Dieu et le mouvement christique qui a fait descendre l’Amour, du Ciel sur la Terre, l’amour religieux de l’homme consiste à répandre l’amour inauguré et, même si la relation de transcendance persiste entre le divin et l’humain, à remonter vers l’éternel, par la mort et grâce à une pensée qui, libérée du corps, recouvre le statut d’âme.

L’amour est foi et pensée : en ce sens, Kierkegaard, à la fin de sa vie, a critiqué d’une façon venimeuse cette " chrétienté " qui, selon lui, a fait de l’amour l’objet d’un mécanisme rituel dépourvu de conscience. La vraie religion de l’amour commence bien par la conscience scandaleuse du paradoxe et d’une mort qu’il faut, avec courage, regarder en face afin de s’apercevoir finalement, dans une joie fidèle et non naïve, qu’elle ne déçoit jamais. C’est ainsi que la subjectivité privée se manifeste dans son rapport à l’Amour. L’amour ne peut relever d’un fait objectif, d’une simple morale commune — quand bien même cette morale serait celle de l’amour du prochain — qui ne serait pas intériorisée authentiquement, d’une religion conçue comme phénomène sociologique ou anthropologique, ce qui reviendrait à une personnification des œuvres de Dieu, alors que notre seul devoir à son égard est l’obéissance absolue.

L’analyse kierkegaardienne de l’idée d’amour apporte, d’un point de vue proprement philosophique, ses nouveautés conceptuelles : la subjectivité est le guide de la vérité — et non l’objectivité où, aux dogmes de la religion, censés dire le vrai, se substituent le concept et le système — , et l’intériorité est celle d’une passion concrète — si le monde extérieur, et notamment le monde social, n’est pas en lui-même abstrait, mais futile, il donne lieu en revanche aux spéculations les plus abstraites. L’existence réelle est l’existence tournée vers Dieu ; or Dieu n’est accessible que par l’intériorité spirituelle ; aussi, l’existence, c’est l’intériorité. Ce principe, l’amour nous l’enseigne.

Mais qui peut aimer vraiment ? Aimer, c’est être l’Amour ; l’homme, ne pouvant être l’Amour, ne peut alors aimer vraiment. Ainsi, l’amour s’accompagne nécessairement de cette douceur d’un désespoir conscient de ses limites et de sa propre impuissance, mais tellement heureux, dans son malheur, de voir que Dieu est, qu’il est amour, et que cet amour est fidélité, c’est-à-dire l’éternité ici-bas. De plus, demeurera éternelle la possibilité pour l’homme de l’esprit charitable et aimant tout autre.

L’amour du prochain exclut l’idée que l’amour puisse un jour finir ; il exclut aussi tout jugement de valeur porté sur autrui, sur le plan esthétique — l’aimer s’il est beau — , sur le plan éthique — l’aimer s’il est bon — , sur le plan religieux — ne l’aimer que s’il est pieux — ; il faut aimer le laid, le méchant et l’impie. L’amour ne réfléchit pas, l’amour n’hésite pas, l’amour n’attend pas.

L’amour primordial ne se dissout pas, sur un mode dialectique et historique, pour venir se décliner sous toutes ses formes secondaires et multiples — amour de soi, amour de l’épouse, de l’enfant, de l’amante, amour du désir sensible, amitié. L’acte d’amour est Un et si Kierkegaard a parlé des " œuvres de l’amour  ", c’est au sens d’un retentissement de l’Un dans le cœur de l’humain. Pour l’homme, qui, quant à lui, naît dans la matière bariolée, il s’agit à l’inverse de délaisser la vie futile et de tendre, par la prière comme par la mort, vers l’amour éternel.

 

C’est ainsi que Kierkegaard lui-même aura préféré, à la passion amoureuse humaine — à Régine — , la foi véritable en l’Amour.